Raid sur le kif… et sur les paysans


Fin juin, des hélicoptères ont déversé des herbicides dans la région du Rif afin de détruire des champs de cannabis. Une intervention mal préparée qui a contaminé les autres cultures.

Boulizem, dans la commune de Beni Ahmed Charquia, c’est un peu le bout du monde. En partant de Chefchaouen, l'endroit est accessible par une nouvelle route, dans un état de délabrement avancé, et de mauvaises pistes. Avant d’y accéder, il faut faire une pause pour abreuver le véhicule en essence de contrebande dans un village misérable et poussiéreux, véritable bidonville rural. Ici, on plante le cannabis depuis peu et les paysans n’ont pas encore engrangé assez d’argent pour construire en dur à côté de leurs bicoques en tôle. Enfin, au détour d’un virage, la cuvette de Boulizem apparaît telle une oasis vert tendre au creux d’une vallée aride. Sauf que le tapis vert des plants de kif [haschich] est parsemé d’impressionnantes taches brunes comme si la moitié du douar avait brûlé. Après deux heures et demie de “route”, nous arrivons à destination. A d’autres il aura suffi de quelques minutes en hélicoptère. Une vidéo montre bien l’ambiance d’“Apocalypse now” Mardi 29 juin, trois engins ont décollé d’un terrain de foot transformé en héliport près de Bab Taza. Vers 13 heures, ils ont survolé la zone et piqué du nez vers les cultures pour asperger le sol d’une substance blanche. Dans le village, c’était la panique ! Les femmes criaient, les enfants, qui n’avaient jamais vu d’hélicoptère de leur vie, se sont mis à pleurer. Une vidéo réalisée par un habitant [consultable sur le site www.actuel.ma] résume bien l’ambiance d’Apocalypse Now qu’ils ont vécue ce jour-là. Sans le napalm, mais avec ce satané herbicide. Ce jour-là, comme chaque mardi, la plupart des paysans étaient au souk. Zakaria*, lui, est resté. Assoupi dans une cabane, il a été réveillé par le vacarme assourdissant des rotors. Le cultivateur s’est alors précipité à l’extérieur… avant de s’écrouler : un hélicoptère venait de l’arroser d’herbicide. Choqué, il est resté prostré trois jours, incapable de se relever. L’homme ne parvient toujours pas à raconter son calvaire. “Le mal est dans le cœur”, se contente-t-il de dire d’un air désolé. A Boulizem, les paysans sont tous sous le choc et ne sont guère plus prolixes. Il n’y a aucune cellule psychologique pour aider les habitants, anéantis. Après avoir montré ses champs calcinés et son potager brûlé, Ahmed éclate en sanglots. L’attaque ne l’a pas seulement privé de sa source de revenus, mais aussi de tous ses moyens de subsistance. Sans ses tomates, ses vignes, ses olives, Ahmed ignore comment il va nourrir sa famille cet hiver. “On appelle ce mardi, la ‘journée noire’”, raconte Abdallah Madani, président de l’association de développement de Beni Ahmed Charquia. “Presque toutes les cultures ont été touchées dans le village et ce qui est encore debout est en train de crever”, dit-il en montrant des plants de cannabis dont les feuilles, empoisonnées par le produit, sont devenues jaunes. Les champs de pastèques comme les figuiers ont été carbonisés sans discernement par la pluie chimique. Mais il y a peut-être plus grave. Aujourd’hui, des enfants se baignent dans l’oued dans lequel s’est répandu l’herbicide. Abdekalder tient à montrer son puits à ciel ouvert, au centre d’une zone aspergée par un hélicoptère. Quand on lui demande comment il va nourrir ses cinq enfants, il n’a qu’une formule à l’esprit : “Dieu seul sait ce qu’on va devenir !” Il a le regard vide de ceux qui n’ont plus rien. L’épandage aérien est un mode opératoire nouveau au Maroc. Le premier “raid” a eu lieu en 2009. En septembre, des opérations de pulvérisation d’herbicide au sol par des ouvriers armés de réservoirs portatifs ont été menées pour éradiquer le kif dans la région de Taounate. Mais, habituellement, les autorités se contentent d’éradiquer les plantations à la faucille, à la tronçonneuse ou au tracteur. Ces méthodes “douces” facilitent aussi bien sûr les arrangements… Les paysans de cette région n’ont pas réellement d’alternatives. Sans cet “or vert”, les Rifains vivraient dans une misère noire. La région est l’une des plus densément peuplées du pays [124 habitants au kilomètre carré, contre 37 en moyenne dans le royaume] et les terres y sont parmi les plus ingrates. “Cette année, le blé a eu un très mauvais rendement, explique Abdallah Madani. Les oliviers et les figuiers ne servent qu’à la consommation personnelle. Ici, le cannabis est la seule source stable de revenus…” Pour certains spécialistes, il pourrait s’agir du Roundup Pourtant, cette culture dégrade aussi les sols, mais elle a permis – même si l’écrasante majorité des revenus qu’elle génère finit dans les poches des barons et des trafiquants européens – la relative prospérité d’une région déshéritée. L’échec des cultures de substitution, la corruption des policiers et la pression internationale peuvent expliquer cette escalade dans la stratégie de répression. “Utiliser des hélicoptères, c’est montrer que l’Etat a la maîtrise du ciel ! C’est du domaine de la symbolique”, affirme un observateur de la région. On ignore quel herbicide a été employé et nos demandes en ce sens au ministère de l’Intérieur sont à ce jour restées sans réponse. Pour certains spécialistes, il pourrait s’agir du Roundup, un produit qui a déjà été utilisé par aspersion aérienne pour détruire des champs de coca en Colombie. Cette substance est contestée par des scientifiques pour ses effets secondaires potentiellement nocifs. Quel que soit l’herbicide utilisé, il n’a pas contaminé que le kif. * Les prénoms ont été changés.



INTERVIEW Les dangers liés aux herbicides

Dominique Belpomme, professeur de cancérologie à Paris, explique quels sont les risques sanitaires liés à l’épandage de produits chimiques non contrôlé sur des terres agricoles.

Y a-t-il des herbicides chimiques sans danger pour l’homme ? DOMINIQUE BELPOMME Je n’en connais pas. Je ne connais pas de pesticide sans risque pour la faune, la flore et la santé humaine. Par définition, d’ailleurs, un pesticide entre dans le cadre des biocides, du latin “qui tue la vie”. Les herbicides, raticides, fongicides et autres insecticides sont tous des pesticides, un terme qui étymologiquement veut dire “qui supprime la peste”. Les premiers pesticides chimiques ont été créés dans les années 1930, grâce à la recherche sur les armes chimiques durant la Première Guerre mondiale. Les industriels les ont baptisés du nom politiquement correct de “produits phytosanitaires”. Les plus dangereux étaient les organochlorés (aujourd’hui interdits), puis il y a eu les organophosphorés et

maintenant d’autres dont on ne connaît pas encore tous les effets secondaires, comme le Roundup, à base de glyphosate. Quelles peuvent être les conséquences des épandages aériens de pesticides qui ont lieu dans la vallée du Rif ? C’est scandaleux, inacceptable ! Il y a d’abord les conséquences sanitaires. Cela va contaminer les habitants, même ceux qui ne se trouvaient pas directement dans la zone visée, car les neuf dixièmes du produit restent dans l’air. Puis cela va contaminer les eaux (les puits, l’oued), sachant que certains pesticides ont une rémanence de près de cent ans. Dans le cas du Roundup, il n’y a aucun moyen de le dégrader ! Ainsi, l’herbicide va également contaminer les sols, les rendant infertiles. En tuant les bactéries, les champignons, les insectes, les vers qui fabriquent l’humus, il stérilise les sols. L’abus de pesticides est un véritable crime contre l’humanité… Propos recueillis par Amanda Chapon, Actuel, Casablanca

Histoire

La culture du cannabis dans le Rif remonterait à l’arrivée des immigrants arabes, à partir du VIIe siècle. Après l’indépendance, la culture est restée relativement circonscrite. Elle s’est intensifiée à la fin des années 1970. Les surfaces cultivées sont passées de 10 000 hectares à plus de 130 000 hectares au milieu des années 2000, faisant du Maroc le premier producteur mondial de haschisch

culture faisait alors vivre près de 100 000 familles, offrant aussi une garantie de paix sociale et économique pour l’Etat. C’est à partir de 2003 que le gouvernement s’est attaqué à la culture et au trafic de cannabis, en lançant différents projets de développement et en encourageant les paysans à l’abandonner au profit de cultures alternatives et subventionnées.


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